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Prends garde à la corde

Respice Finem

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Dès la couverture s'installe une impression d'inhabituel, d'étrange. Respice Finem est-il la manifestation d'un détestable snobisme intellectuel qui pousse l'auteur à une traduction latine du titre français, en faisant une regrettable confusion entre finem, la fin et funem, la corde. A-t-il un sens dans l'économie du roman ? Il est placé de telle façon qu'il est même possible d'y voir le nom de l'auteur. Non, l'auteur est Anne Forest, le nom se dissimule presque, en bas de page, dans le noir qui, en ombres chinoises, évoque Londres. Un peu plus bas, ALEAS, la maison d'édition.

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La couverture, en blanc et noir, a pour fond, une grille de lettres qui s'enfonce dans la Tamise. La corde, couleur chanvre, le titre, Londres se détachent avant que l'œil n'aperçoive que certaines lettres en caractères plus gras forment des noms : william sh peare, thomas nashe, thomas kyd, thomas harriot...

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En feuilletant à la fin du livre, on découvre qu'Anne n'est pas Anne et qu'elle est double. Dès les premières pages du roman, un tel choix s'explique. Les Anne sont entourées d'ânes qui apparaissent très tôt irrévocablement associés à la corde.

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Le protagoniste, l'écrivain Thomas Nashe, inaugure sa carrière de personnage de roman par un bain forcé dans la Tamise. Un assassinat manqué que l'organisateur du meurtre accompagne d'un étrange requiem « Adieu, âne aux bouses plates ». Bon nageur, capable de rester en apnée, Thomas atteint la rive où, trempé et grelottant, il s'inquiète plus d'avoir été appelé « âne » que d'avoir été la cible d'un meurtre. Les pensées qui accompagnent ses efforts pour se réchauffer sont un prétexte pour qu'Anne commence à évoquer quelques-unes des significations de l'âne. L'âne, nous dit-elle, est le Juif, comme le gentil est le bœuf. Est-ce pour cela qu'il fut, tout au cours de la Renaissance, l'objet d'Eloges ? Machiavel fut le premier à publier son éloge de l'âne, puis ce furent ceux d'Agrippa, d'Erasme, de Lyly. L'âne avait commencé sa carrière quelques siècles auparavant lorsque, dans L'Ane d'Or, Apulée avait transformé Lucien en âne. L'année précédente, Gabriel Harvey avait apporté sa contribution aux louanges dues à l'âne en publiant L’Eloge du Vieil Ane tout en laissant croire, par le titre complet de son pamphlet Pierce Supererogation or the Prayse of the Old Asse, qu'il est en pleine querelle avec Nashe. Découvrir les ficelles de cette fausse querelle qui repose sur l'âne et la corde n'est pas le moindre intérêt de cet ouvrage décidément inclassable. Tout en allant et venant, en battant des bras pour vaincre le froid qui l'envahit, Nashe s'inquiète pour le sort d'une Académie des Anes à laquelle il appartient, cette Académie est-elle historique ou imagination des auteurs ?

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Une telle analyse du premier chapitre risque de ne guère encourager le lecteur qui cherche repos et distraction dans un roman, ce serait dommage. La gageure, gagnée par ce roman, très documenté est d'être distrayant et d'une lecture facile. Les explications difficiles -et il y en a- sont introduites sans nuire au rythme des aventures. Le sens de l'âne est lentement révélé, les aventures dans lesquelles conduit le quadrupède sont pleines de surprises et de mouvements.

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Un élève de sixième qui aime la lecture et les films de Cape et d'Epées lira avec plaisir Prends garde à la corde. Le règne des Tudor touche sa fin, dans les rues bruyantes et peu sûres de Londres, à l'intérieur d'églises, de palais, de taudis, d'auberges, puis sur routes et chemins mal entretenus, le jeune lecteur suivra Nashe. Le héro échappe aux tueurs dans un déguisement de servante. Il fait rire Elizabeth, la fille de Sir George Carey, qui a eu l'idée de cette transformation, lorsque, sottement, il suggère pouvoir gagner sa vie en donnant des cours de latin ! Il devient Déborah. Sara Lopez, dont le mari vient d'avoir la tête tranchée devant une foule en liesse, a accepté de le cacher. Il était l'ami de son mari, à son tour il est en danger, elle l'aide. L'un et l'autre travaillent à percer le sens du texte chiffré découvert parmi les livres de Rodrigo. Les amateurs de ces calculs pourront s'atteler au problème. Le calme de la bibliothèque ne dure pas longtemps. Thomas/Déborah est enlevé sur un cheval lancé à plein galop. L'homme qui la maintient fermement est-il un tueur ? Le ravisseur et sa victime finissent par fraterniser.

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Qui a empoisonné Robert ? Comment retrouver l'individu qui a volé les scammonées dans le jardin de John Gérard ? Ce sont des questions que deux Thomas se posent tout en chevauchant. Ils veulent rencontrer un curé-espion impliqué, pensent-ils, dans la mort d'un de leurs amis, le dramaturge et espion Christopher Marlowe.

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Il y a bien d'autres aventures, une femme attaquée par des bandits se bat à coup de légumes, les deux Thomas, celui que nous connaissons et son ravisseur arrivent à point pour la défendre. La jeune Lady Elizabeth, que Thomas aime sans espoir, qui lui a suggéré de se faire servante pour échapper à ses ennemis se déguise, elle, en garçon pour découvrir qui a voulu se débarrasser de son ami. Assez de mouvement pour imaginer un jeu vidéo.

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Green, Marlowe, Nashe, Hariot, Harvey et ses frères appartiennent au monde intellectuel de cette fin de règne. Ils sont connus, publiés mais ne gagnent pas assez par leur plume pour se dispenser de l'aide d'un riche protecteur. Hariot pensionné par Raleigh et Northampton n'avait pas de problèmes financiers. Green malgré le succès d'une œuvre abondante mourut dans la misère. En revanche, William Shakespeare dont les pièces attiraient les foules sut, semble-t-il, gérer ce qu'elles lui rapportaient. John Harvey, le père, était cordier, il laissa des revenus suffisants à ses fils. Au cours du roman, que père soit cordier se révèle un élément important dans la mise au point de la querelle. Le métier du père de Gabriel fut en effet le point de départ pour mettre au point la grille de lecture qu'Anne suggère d'appliquer aux différents écrits de Greene, Nashe et Harvey entre 1492 et 1494. Suivre les chemins hébraïques et icelandais qui permettent à l'auteur de dépasser une interprétation quatre fois centenaire suppose une connaissance des textes que dissimule à la fois le style familier, détendu, ignorant tout mot savant et la trame du roman. La complicité des deux auteurs fait penser aux méthodes de leurs héros, elle leur a sans doute permis d'atteindre cette simplicité apparente.

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Les problèmes historiques servent de toile de fond au roman. La présence massive et inquiétante de Philippe II d'Espagne qui, malgré la défaite de son Armada en1598, continue à menacer l'Europe et à s'imaginer des droits sur l'Angleterre parce-qu'il avait été le mari de la reine Marie Tudor est prédominante. Pour contrer ses ambitions quelques hommes politiques soutiennent les prétentions de Don Antonio à la couronne du Portugal, il vit en Angleterre où il est connu surtout pour ses débordements de noceur. La campagne dans laquelle Lopez et Essex (lui, contre l'avis de la Reine) au Portugal fut un échec qui eut une résonance dans la politique intérieure et elle entraîna la condamnation de Lopez.

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Le roman évoque aussi la révolte des apprentis londoniens contre les étrangers qui étaient en l'occurrence des Français protestants ayant fui les exactions de la Ligue. Les massacres de la Saint-Barthélemy étaient encore évoqués avec effroi. En Angleterre, les persécutions religieuses existaient, mais visaient plus des individus que des groupes entiers. Les exécutions étaient accompagnées d'un rite assez étonnant. Les biens du coupable appartenaient, dans leur entier, à la couronne, la famille pouvait cependant en retrouver une partie si, avant la décapitation, le discours sur l'échafaud prononcé par la victime satisfaisait le pouvoir. Cette étrange coutume dura pendant tout le règne des Tudor. Le discours de son mari ayant été jugé satisfaisant, Sara Lopez recouvra quelques biens.

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Les puritains, ces protestants intégristes qui devaient, quelques années plus tard fonder la Nouvelle Angleterre, étaient traqués tant par le pouvoir royal que par l'Eglise d'Angleterre. Plusieurs connurent la mort sur l'échafaud. Elizabeth I tenait à sa version du christianisme, à ses trente-neuf articles, à son rôle de chef de l'Eglise qu'elle partageait avec l'Evêque de Canterburry. Whitgift qui en 1594 détenait le pouvoir religieux apparaît dans Prends Garde à la Corde, il fut pendant un certain temps le protecteur de Nashe.

Une discussion philosophico-littéraire animée s'engage autour de la cheminée de leur ami Gabriel Harvey lorsque les deux Thomas le surprennent dans sa maison de Safron-Walden.

L'Académie des Anes

Anne Forest

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